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Résidence de création

Institut Français du Maroc à Kénitra

du 16 février au 8 mars 2019

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Le contexte

Je suis venue en résidence à l'Institut Français de Kénitra parce que son directeur pensait intéressant et opportun de faire découvrir au Maroc une artiste femme qui fait de la sculpture sur métal. D'une part, la sculpture n'y est pas un médium artistique très répandu (en dehors du travail de décor architectural) et, d'autre part, parce qu'il est rare de rencontrer une femme qui forge au Maroc. Les dates de résidence ont d'ailleurs étaient choisies de manière à ce que la restitution coïncide avec la Journée Internationale pour les droits des femmes, le 8 mars.

En outre, une commande m'a été confiée pendant le temps de résidence. Il m'a été demandé de travailler à partir d'une porte. Cette porte a été pendant des années celle qui permettait d'accéder, depuis la rue principale, à l'Institut Français et au centre culturel associé. Depuis les attentats de 2015 en France, les consignes de sécurité ont exigé qu'un haut mur d'enceinte soit élevé, englobant l'Institut, le centre culturel et l'ensemble scolaire Balzac qui occupe aussi les mêmes bâtiments. La porte a été supprimée. On accède désormais par une autre porte gardée dans une rue perpendiculaire. Depuis la porte était conservée, inutile, dans un débarras. Elle en a été ressortie pour que j'en fasse le point de départ d'un projet.

Le temps de résidence

Avant d'arrêter mon projet sur la porte, j'ai voulu faire la découverte de ce territoire qui m'était inconnu. C'était mon premier voyage au Maroc et je voulais tenter de comprendre un peu mieux et de l'intérieur, une culture que je connais mal et des modes de vie bien différents du mien. Tout au long de ma résidence, mes observations m'ont fourni des tas d'idées de créations plastiques... mais 3 semaines, c'est finalement très court pour une résidence de sculpteur ! Et le projet de la porte a occupé beaucoup de mon temps... il a fallu trouver atelier et outils sur place, et j'ai dû adapter mon projet, au fur et à mesure, en fonction des conditions et de l'outillage que j'ai pu avoir à disposition. (Merci à Hassan pour son aide, sans lui je n'aurais pas su où m'adresser!)

A la fin, j'ai pu présenté des travaux différents : le projet sur la porte créé en atelier, un travail de forge que j'ai réalisé en démonstration publique dans l'enceinte de l'Institut (des "pelures"), et un tableau créé à partir d'une photo que j'ai prise dans la forêt de la Maâmora voisine de Kénitra.

Restitution de résidence - le 8 mars 2019

Pendant les 3 semaines de résidence, j'ai eu de nombreuses occasions de confronter culture française et culture marocaine tout en observant les liens qui ont été tissés par le passé et ceux qui demeurent. J'ai aussi pu mettre à mal quelques idées reçues, que ce soit dans un sens ou dans l'autre. J'en ai retenu surtout que tout est affaire de point de vue et sujet à interprétations différenciées, d'autant plus quand deux cultures différentes sont en jeu. J'ai donc décidé, pour le projet sur la porte, de retenir à la fois son caractère symbolique et son position d'interface entre des modes de pensée différents. J'en en fait une oeuvre dont la lecture peut être différente selon qui est le regardeur. Et je l'ai intitulée "Passage".

Le jour du vernissage, pour la présenter, j'ai choisi d'en faire l'analyse détaillée avec le public. Chaque élément de la sculpture est soigneusement choisi et travaillé délibérément afin que chacun puisse y trouver la signification qui lui convient.

Le texte ci-dessous est celui que j'ai distribué à tous ceux qui voulait conserver une trace de cette analyse .

P a s s a g e

 

2019

90cm x 165cm

acier soudé

 

Commande de l’Institut Français à Kénitra – Maroc

dans le cadre d’une résidence de création de 3 semaines en février/mars 2019

et à partir d’une porte d’accès à l’Institut depuis la rue, supprimée pour l’élévation d’un mur d’enceinte.

 

 

Voici une œuvre que j’ai créée avec la volonté délibérée qu’elle soit ouverte à différentes interprétations. C’est pourquoi, plutôt que de vous en donner une explication, je vous propose d’en faire l’analyse avec vous et vous aider ainsi à choisir votre propre lecture.

 

La première chose importante devant une œuvre d’art est le ressenti. : ça vous plait, ça ne vous plait pas, ça remue quelque chose en vous ou ça vous laisse froid ou indifférent…

Une œuvre, c’est aussi le travail d’un artiste. Elle n’est pas construite ni présentée par hasard. Et pour comprendre le propos de l’artiste, il faut analyser l’œuvre plus en détail. Toutefois, si l’artiste ne s’est pas exprimé sur le propos de son œuvre, l’analyse peut être plus ou moins éloignée de son dessein. Elle dépend aussi de la capacité du regardeur à repérer ou à déchiffrer les codes contenus dans l’œuvre. Ces codes peuvent être des codes culturels, des références à l‘histoire de l’art, ou tout signe qui peut être perçu différemment selon l’identité de celui qui regarde. Il ne faut pas non plus oublier que toute œuvre est créée dans un certain contexte qui peut être important pour sa compréhension.

 

Le premier regard

De quoi s’agit-il, tout d’abord, d’un point de vue très général ?

Vous êtes devant une porte, cela se remarque notamment aux gonds qui demeurent, preuves de sa précédente fonction. Cette porte est composée d’un cadre métallique en tube et d’une tôle d’acier ajourée d’un motif. L’ensemble est entamé par ce qui forme une brèche, une fissure bordée de matière texturée.

Déjà, à ce niveau d’observation, on peut commencer à s’interroger sur la motivation à conserver à l’objet sa référence de porte. Est-ce seulement lié au contexte de la création ?

 

Le contexte de la création de l’œuvre

Il est généralement important, pour la comprendre, de replacer une œuvre dans son contexte. Ici il s’agit d’une commande de l’Institut Français à Kénitra au Maroc, réalisée dans le cadre d’une résidence de création de 3 semaines en février/mars 2019 par l’artiste Yzo. La commande était la création d’une sculpture à partir d’une porte métallique qui servait d’accès vers l’Institut depuis la rue. Un haut mur d’enceinte a été élevé et la porte supprimée.

 

 

L’analyse détaillée

Regardons maintenant plus en détail et poussons un peu plus loin l’analyse, élément par élément.

 

Le cadre : de forme rectangulaire surmontée d’un « toit pentu ». A quoi fait-il penser dans le contexte précédemment cité ? A Kénitra, les toits pentus ne sont pas les toits traditionnels du pays mais ceux des édifices construits par les français pendant le protectorat. On l’a vu aussi, la présence des gonds marque la volonté de conserver la référence à la porte de l’Institut Français à Kénitra.

 

La surface : il s’agit d’une tôle d’acier ajourée, découpée d’un motif géométrique repris des zelliges traditionnels au Maroc. La tôle utilisée a été achetée toute faite, elle est commercialisée pour une utilisation de type moucharabieh.

 

Ainsi, si le cadre fait référence à la culture française, la surface, elle, désigne directement la tradition marocaine.

On peut encore remarquer que le cadre est rouillé. S’il s’agit d’un fait imposé par le contexte (la porte de l’Institut, bien que recouverte de plusieurs couches de peintures successives, a subi l’attaque des années), j’ai choisi de conserver cet état, j’en ai même renforcé l’aspect par une patine. La tôle, elle, a été achetée neuve, et est restée telle quelle, sauf au niveau des point de jonction avec le cadre où la patine gagne sur sa surface.

 

Mais il y a encore des choses à observer.

Dirait-on que le cadre « encercle » la surface ? Dans ce cas il faut remarquer que le haut de la tôle ne rejoint pas la partie haute et pentue du cadre ; une zone est restée libre.

Dirait-on que la surface s’accroche au cadre, se relie à elle ? Les points de jonction peuvent ainsi être considérés différemment selon qu’on les envisage du point de vue du cadre ou du point de vue de la surface. On peut aussi choisir de voir l’ensemble comme formant un tout, où cadre et surface se renforcent l’un l’autre : techniquement, le cadre maintient la surface rigide, et la tôle compense le défaut d’équerrage du cadre.

 

Passons maintenant à la brèche.

Le cadre est coupé sur son contour, une partie est manquante. Depuis cet endroit descend une découpe dans la surface. On pense très vite à une fissure, une sorte de ligne de faille comme on pourrait en voir dans une paroi rocheuse naturelle ou encore dans un mur ébranlé. Les bords et les alentours de cette fissure sont très travaillés. On constate qu’il ne s’agit pas seulement d’une découpe, il y a ajout de matière. Le travail est très texturé et irrégulier.

A quoi pense-t-on ?

Certains y verront une forme minérale et associeront l’entaille à un processus de dégradation par l’action du temps ou d’un agent extérieur. Certains pourront y reconnaître un aspect quasi magmatique et penser à un processus de transformation, de mutation.

Si j’avais pu travailler dans mes conditions d’atelier habituelles, j’aurais fait en sorte que les bords de la fissure soient plus fins et découpés, s’approchant ainsi de la finesse de la dentelle. Ainsi, en élargissant son point de vue, la tôle façon moucharabieh aurait aussi pu être perçue comme une référence à la condition féminine.

(Notons que l’œuvre est inaugurée le 8 mars, Journée internationale des femmes selon l’intitulé de l’ONU alors que la France a plutôt tendance à privilégier la Journée internationale des droits de la femme)

 

 

L’interprétation

En analysant l’œuvre en détail, chacun aura sans doute choisi parmi les observations les éléments de sens qui entrent le plus en résonnance avec son propre regard.

Comment, alors, savoir ce que j’ai voulu exprimer en tant qu’artiste ?

 

Il reste encore un indice potentiel à exploiter : le titre choisi. « Passage ». Un mot qui offre de nombreuses variations de sens, confirmant ainsi ma volonté délibérée d’offrir une œuvre sujette à de multiples interprétations.

Passage, c’est bien sûr une indication directe de la fonction préalable de porte. Une porte est un endroit de passage entre un espace intérieur et un espace extérieur, un espace privé et un espace public.

Passage, c’est aussi l’action de faire passer ou encore de faire circuler, de traverser, avec ou sans obstacle.

Passage est aussi, au sens figuré, le fait d'avancer dans le temps, le fait d'évoluer, de faire subir ou d'effectuer une transformation, de changer.

Voilà. J’ai voulu ne pas figer cette œuvre par une interprétation unique qui serait la mienne. J’ai voulu permettre à chacun, selon sa culture et sa personnalité, d’y déceler le sens qu’il préfère retenir de l’analyse détaillée.

On peut toutefois résumer quelques grandes lignes du propos :

  • il s’agit d’un regard interrelationnel entre une référence française et une référence marocaine,

  • les deux références ne sont pas laissées indemnes, elles sont toutes deux touchées par une fissure,

  • la fissure n’est pas simple faille, elle est aussi augmentation, création ou transformation.

 

Je ne révélerai qu’une chose de ma démarche dans cette œuvre. Elle est aussi pour moi un rappel. Que l’on soit français, que l’on soit marocain, ou de toute autre nationalité, homme ou femme, nous sommes faits de la même matière, éléments parmi les éléments de cette terre que nous occupons. Et, en tant que matière, nous sommes tous soumis aux lois de la nature.

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